Le piano devenu fou (de Hector Berlioz)

Les concours du Conservatoire ont commencé la semaine dernière. Le premier jour, M. Auber, décidé, comme on dit, à attaquer le taureau par les cornes, a fait concourir les classes de piano. L’intrépide jury chargé d’entendre les candidats apprend sans émotion apparente qu’ils sont au nombre de trente et un, dix-huit femmes et treize hommes. Le morceau choisi pour le concours est le concerto en sol mineur de Mendelssohn. A moins d’une attaque d’apoplexie, foudroyant l’un des candidats pendant la séance, le concerto va donc être exécuté trente et une fois de suite ; on sait cela. Mais ce que vous ne savez peut-être pas encore, et ce que j’ignorais moi-même il y a quelques heures, n’ayant point eu la témérité d’assister à cette expérience, c’est ce que m’a raconté ce matin un des garçons de classes du Conservatoire, au moment où tout préoccupé de l’épithète de vieux dont m’avait gratifié l’Amaryllis de Montmorency, je traversais la cour de cet établissement.

« Ah ! ce pauvre M. Erard ! disait-il, quel malheur ! – Erard, que lui est-il arrivé ? – Comment, vous n’étiez donc pas au concours de piano ? – Non, certes. Eh bien, que s’y est-il passé ? – Figurez-vous que M. Erard a eu l’obligeance de nous prêter, pour ce jour-là, un piano magnifique qu’il venait de terminer et qu’il comptait envoyer à Londres pour l’Exposition universelle de 1851. C’est vous dire s’il en était content. Un son d’enfer, des basses comme on n’en entendit jamais, enfin un instrument extraordinaire. Le clavier était seulement un peu dur; mais c’est pour cela qu’il nous l’avait envoyé. M. Erard n’est pas maladroit, et s’il s’était dit : les trente et un élèves, à force de taper leur concerto, égayeront les touches de mon piano et ça ne peut lui faire que du bien. Oui, oui, mais il ne prévoyait pas, le pauvre homme, que son clavier serait égayé d’une si terrible manière. Au fait, un concerto exécuté trente et une fois de suite dans la même journée ! Qui pouvait calculer les suites d’une semblable répétition ? Le premier élève se présente donc, et, trouvant le piano un peu dur, n’y va pas de mains mortes pour tirer du son. Le second, idem. Au troisième, l’instrument ne résiste plus autant ; il résiste encore moins au cinquième. Je ne sais pas comment l’a trouvé le sixième ; il m’a fallu, au moment où il se présentait, aller chercher un flacon d’éther pour un de nos messieurs du jury, qui se trouvait mal. Le septième finissait quand je suis revenu, et je l’ ai entendu dire en rentrant dans la coulisse : « Ce piano n’est pas si dur qu’on le prétend ; je le trouve excellent, parfait sous tous les rapports, au contraire. » Les dix ou douze autres concurrents ont été du même avis ; les derniers assuraient même qu’au lieu de paraître trop dur au toucher, il était trop doux.

Vers les trois heures moins un quart, nous étions arrivés au n°26; on avait commencé à dix heures ; c’était le tour de mademoiselle Hermance Lévy, qui déteste les pianos durs. Rien ne pouvait lui être plus favorable, chacun se plaignant à cette heure qu’on ne pût toucher le clavier sans le faire parler; aussi elle nous a enlevé le concerto si légèrement qu’ elle a obtenu net le premier prix. Quand je dis net, ce n’est pas tout à fait vrai ; elle l’a partagé avec mademoiselle Vidal et mademoiselle Roux. Ces deux demoiselles ont aussi profité de l’avantage que leur offrait la douceur du clavier, douceur telle, qu’il commençait à se mouvoir rien qu’en soufflant dessus. A-t-on jamais vu un piano de cette espèce ? Au moment d’entendre le n°29, j’ai encore été obligé de sortir pour chercher un médecin ; un autre de nos messieurs du jury devenait très rouge, et il fallait le saigner absolument. Ah ! ça ne badine pas, le concours de piano ! et, quand le médecin est arrivé, il n’était que temps. Comme je rentrais au foyer du théâtre, je vois revenir de la scène le n°29, le petit Planté, tout pâle ; il tremblait de la tête aux pieds, en disant : « Je ne sais pas ce qu’a le piano, mais les touches remuent toutes seules. On dirait qu’il y a quelqu’un dedans qui pousse les marteaux. J’ai peur. – Allons donc, gamin, tu as la berlue, répond le petit Cohen, de trois ans plus âgé que lui. Laissez-moi passer ; je n ‘ ai pas peur, moi. Cohen (le n ° 30) entre ; il se met au piano sans regarder le clavier, joue son concerto très bien, et, après le dernier accord, au moment où il se levait, ne voilà-t-il pas le piano qui se met à recommencer tout seul le concerto ! Le pauvre jeune homme avait fait le brave ! mais, après être resté comme pétrifié un instant, il a fini par se sauver à toutes jambes. A partir de ce moment, le piano dont le son augmente de minute en minute, va son train, fait des gammes, des trilles, des arpèges. Le public, ne voyant personne auprès de l’instrument et l’entendant sonner dix fois plus fort qu’ auparavant, s’agite dans toutes les parties de la salle ; les uns rient, les autres commencent à s’effrayer, tout le monde est dans un étonnement que vous pouvez comprendre. Un juré seulement, du fond de la loge ne voyant pas la scène, croyait que M. Cohen avait recommencé le concerto, et s’époumonait à crier : « Assez ! assez ! assez ! taisez-vous donc ! Faites venir le n° 31 et dernier. Nous avons été obligés de lui crier du théâtre : « Monsieur, personne ne joue ; c’est le piano qui a pris l’habitude du concerto de Mendelssohn et qui l’exécute tout seul à son idée. Voyez plutôt. – Ah ça, mais c’est indécent ; appelez M. Erard. Dépêchez-vous ; il viendra peut-être à bout de dompter cet affreux instrument. » Nous cherchons M. Erard. Pendant ce temps-là, le brigand de piano, qui avait fini son concerto, n’a pas manqué de le recommencer encore, et tout de suite, sans perdre une minute, et toujours, toujours avec plus de tapage ; on eût dit de quatre douzaines de pianos à l’unisson. C’étaient des fusées, des tremolo, des traits en sixtes et tierces redoublées en octaves, des accords de dix notes, des triples trilles, une averse de sons, la grande pédale, le diable et son train.

M. Erard arrive ; il a beau faire, le piano, qui ne se connaît plus, ne le reconnaît pas davantage. Il fait apporter de l’eau bénite, il en asperge le clavier, rien n ‘y fait : preuve qu’il n’y avait point là de sortilège et que c’était un effet naturel des trente exécutions du même concerto. On démonte l’instrument, on en ôte le clavier qui remue toujours, on le jette au milieu de la cour du Garde-Meuble, où M. Erard furieux le fait briser à coups de hache. Ah bien oui ! c’était pire encore, chaque morceau dansait, sautait, frétillait de son côté, sur les pavés, à travers nos jambes, contre le mur, partout, tant et tant, que le serrurier du Garde-Meuble a ramassé en une brassée toute cette mécanique enragée et l’a jetée dans le feu de sa forge pour en finir. Pauvre M. Erard ! un si bel instrument ! Ça nous fendait le cœur à tous. Mais qu’y faire ? il n ‘y avait que ce moyen de nous en délivrer. Aussi, un concerto exécuté trente fois de suite dans la même salle le même jour, le moyen qu’un piano n’en prenne pas l’habitude ! Parbleu ! M. Mendelssohn ne pourra pas se plaindre qu’on ne joue pas sa musique ! mais voilà les suites que ça vous a. »

Je n’ajoute rien au récit que l’on vient de lire, et qui a tout à fait l’air d’un conte fantastique. Vous n’en croirez pas un mot sans doute, vous irez jusqu’à dire : C’est absurde. Et c’est justement parce que c’est absurde que je le crois, car jamais un garçon du Conservatoire n’eût inventé une telle extravagance.

 

Hector Berlioz, Les Soirées de l’orchestre, 1852